PROFESSEUR DJIBO HAMANI, HISTORIEN, ENSEIGNANT-CHERCHEUR : « L’un de nos malheurs, c’est que nous travaillons avec la mémoire d’autrui…»

Spécialiste de l’Histoire précoloniale du Soudan Central, Professeur Djibo Hamani est enseignant chercheur à la faculté des lettres et sciences Humaines, à l’Université Abdou Moumouni. Intellectuel pointu, il a écrit beaucoup d’ouvrages parmi lesquels on peut citer : «Contribution à l’étude de l’Histoire des Etats Hausa», «l’Adar précolonial» (réédité aux Editions L’harmattan), «Au carrefour du Soudan et de la Berbérie», «Le Sultanat touareg de l’Ayar» (qui vient aussi d’être réédité), «Culture et civilisation islamique» en collaboration. Même sur des sujets relatifs à l’actualité, Pr Hamani ne dissimule jamais ses opinions. Il nous a reçu dans sa riche bibliothèque, en toute simplicité.


Le Républicain : Il y a quelques semaines, vous avez pu-blié un ouvrage intitulé « L’Islam au Soudan central : Histoire de l’Islam au Niger du VIIè au XIXè siècle ». Vous indiquez que l’Islam a mis pied au Soudan Central avant même d’atteindre certains pays devenus aujourd’hui arabes. Le sens commun a toujours pensé au mouvement inverse.


Pr Djibo Hamani: Le phénomène est facilement compréhensible, dans la mesure où en réa-lité on peut dire, en exagérant un peu, que c’est l’Islam qui a créé les Arabes. A la mort du prophète de l’Islam, les Arabes, c’était la Péninsule arabique aujourd’hui jusqu’au sud de la Syrie et de l’Irak. Donc tous les peuples qui sont au sud du dé-sert de l’Arabie sont devenus arabes après l’islamisation. Les irakiens, les palestiniens, les syriens sont devenus arabes après l’islamisation. Ils avaient avec l’arabe une relation privi-légiée, parce que leur langue, qui n’était pas l’arabe, était de la même famille que l’arabe, comme le français est de la même famille que l’espagnol ou le portugais ou le roumain. Mais même des peuples qui n’étaient pas de la même famille que l’arabe, comme les Egyptiens, les Libyens, les Marocains, les Tunisiens, qui étaient devenus arabes après l’islamisation. C’est l’islamisation qui a apporté avec elle l’arabisation. Sinon, c’étaient des peuples coptes, berbères, acadiens, phéniciens… Par conséquent, lorsque l’islami-sation s’étant faite de l’Est vers l’Ouest, les arabes sont descendus dans le sud de la Libye actuelle qu’on appelait le Fezzan, qui était peuplée par des populations en majorité semblables aux Toubous d’aujourd’hui, les Garamantes. Ils ont continué dans le Kawar Djado d’aujourd’hui, avant même d’atteindre des pays comme l’Algé-rie ou le Maroc qui sont devenus musulmans et arabes et qui se sont différenciés de nous par l’arabisation qui a accéléré l’is-lamisation, et approfondi l’isla-misation. Ils sont devenus des pays musulmans de culture. Pour les autres pays qui sont devenus musulmans sans être de culture arabe, vous constaterez que la culture islamique a avancé dans ces pays très lentement. Donc l’islam a pénétré dans un pays comme le Niger avant même que les arabes arrivent en Algérie ou au Maroc.


Quand vous parlez du Niger, s’agit-il du sud ou de l’ouest du Niger actuel ?


s’est faite chez nous très lentement. Partout d’ailleurs, sauf dans les pays qui sont arabisés, il y a eu une isla-misation assez lente. Les arabes n’étaient pas venus pour convertir les gens. C’était des commerçants. Donc ce sont les contacts pacifiques entre les gens qui ont amené progressivement l’islamisation. Il n’y avait pas de mouvement de pro-sélytisme. Le Kawar Djado était plus humide qu’aujourd’hui, et on le voit dans les descriptions des voyageurs musulmans (arabes, berbères ou persans), la zone avait une importante quan-tité d’eau à la surface, une importante production de poisson, de dattes…, et était un centre économique qui attirait énormément des gens même de la Perse, l’Iran actuel. Cette région était la première islamisée. Ensuite, avec l’établissement, le long du Sahel Saharien Nord, d’Etats islamiques commerçants tournés vers l’intérieur de l’Afrique, nous avons à partir du 8è siècle cette islamisation qui a atteint les pays songhay et le Kanem. On appelle aujourd’hui le Kanem une région de l’ouest du Tchad. Mais autrefois, le Kanem c’était toute la région actuelle de Diffa, toute la région actuelle de Zinder, les régions de Bilma, Chirfa, Fachi. En somme, toute la moitié Est du Niger. C’est surtout dans le Kanem que l’Islam a suivi une trajectoire continue, alors que dans les pays Songhay il y a eu des interruptions, où l’Islam était restée une religion des villes. Dans le Kanem, il était plutôt une religion de l’ensemble du peuple.


En parcourant votre ouvrage, on tombe sur un dé-bat qui se fait aujourd’hui dans certaines enceintes à propos de l’ «Islam noir». Vous battez en brèche cette appellation, car pour vous tous les musulmans relèvent de la même commu-nauté, la Umma islamique?

On parle d’Islam noir, d’Islam jaune…En Islam, on ne peut pas accoler une couleur de peau ou une région. Si vous ne faites pas un Islam qui est conforme aux préceptes du Coran et de la Sunna, ce n’est pas de l’Islam. Dans notre expérience historique, les relations qu’il y avait et que les gens n’imaginent même pas maintenant, avec le monde oriental ou nord africain, étaient telles que les autres ne sentaient pas l’existence d’un Islam différent. Il y a une lettre que le Sultan du Kanem a écrite à l’Emir d’Egypte à propos de certaines tribus arabes qui semaient le désordre au 14è siècle dans certaines régions du Kanem. Il parlait en tant que souverain musulman, et cette lettre était assez caractéristique de l’esprit qui va prévaloir. Si vous poursuivez jusqu’à l’époque de Al Maghili, du livre qu’il a écrit pour le Sultan de Kano ou des Fatwa qu’il a écrites pour Askia Mohamed, ou bien des Fatwa ou des livres écrits par des écrivains de la ré-gion de Teguida, Agadez, il n’y a rien qui différencie leur argumentation et leur culture de ce que l’on trouve en Iran, en Espagne musulmane, en Egypte ou ailleurs. C’est exactement la même culture, et ce n’est pas pour rien que plusieurs person-nalités de notre région ont eu une grande notoriété au Moyen Orient. S’il y avait cette conception de l’Islam noir, des gens du Kanem, du Bornou, du Songhay, des pays Haoussa ou de l’Aïr, n’iraient pas enseigner à Médine ou au Caire et avoir des étu-diants à eux. C’est donc fondamentalement la même culture islamique, fondée sur le Coran et la Sunna. La couleur de la peau n’a jamais fait de différence entre les uns et les autres dans leurs comportements. C’est pourquoi, on ne saurait parler d’Islam noir. Quand vous prenez Mallam Djibrill, le maître de Ous-mane Dan Fodio, et sa notoriété au Moyen Orient, ou Mahamadou Al Kashinaouwi du Katsina, c’est à travers surtout les écrivains du Moyen Orient que nous les connaissons. Vous avez aussi le cas de Ibrahim Al Kanémi de Bilma, du 12è siè-cle, un poète brillant qui a en-seigné au Maroc, en Andalousie, en Espagne, qui a participé à des combats épiques entre intellectuels à la Cour marocaine. Si nous allons jusqu’à la fin du 19è siècle, nous trouvons Abdoulaye Dan Fodio avec ses écrits, ses fatwa ainsi que ses Tamsir sur beaucoup de sujets sur la base de l’Islam, il n’y a aucune différence entre ce qu’il écrit et ce qu’aurait fait un turc, un égyptien, un indonésien ou un espagnol de l’époque islamique.

Tout à l’heure, vous avez fait allusion à Al Maghili. Vous avez dans votre ouvrage un de ses écrits sur «Les obligations des princes», qui est un véritable traité de gouvernement. Son œuvre est encore actuelle, au regard des problèmes qu’elle a soulevés, pour que les gouvernants travaillent pour l’intérêt général. Quels enseignements pour nos princes aujourd’hui ?


Effectivement, c’est une œuvre intéressante. Le CELTHO, de l’Union africaine, a même prévu de traduire en français cet ouvrage assez dense. J’espère que le CELTHO aura les moyens pour ce faire. Si nos dirigeants adoptaient les recommandations de Al Maghili, ce serait formidable, parce que le Niger et même les autres pays africains vont progresser. Il y a quelques années, j’ai entendu le Premier ministre nigérien parler de la déclaration des biens du prési-dent de la République et des membres du gouvernement comme étant une innovation. Mais vous le trouvez dans les œuvres de Al Maghili. Il y a 500 ans, à Téguida, ici au Niger, un savant a écrit que lorsque quelqu’un est nommé à un poste, il faut faire l’état de ses richesses et suivre leur évolution. Il y a 500 ans, quelqu’un à Teguida a écrit que le plus grand danger qui puisse menacer un pouvoir, c’est quand des cloisons s’éta-blissent entre les dirigeants et le peuple. Il y a 500 ans, quelqu’un a écrit que les dirigeants doivent tout faire pour que deux catégories faibles, les femmes et les enfants, puissent accéder directement à eux. Ils doivent avoir un moment où les femmes et les enfants doivent avoir ac-cès à eux, leur parler directement. Vous voyez, aujourd’hui c’est de l’extérieur qu’on vienne nous parler de la protection de la femme et de l’enfant. Pourtant, il y a 500 ans que ça a été écrit, ce n’est donc pas nouveau pour nous. Il a écrit beaucoup de choses y compris sur le maintien physique du dirigeant. Quand il fait une promesse, il doit la tenir. C’est la même chose quand il parle de l’organisation de l’Etat, du Trésor, de l’armée qui doit être toujours prête et les différentes catégories de personnes qui doivent animer tous ces corps.


Vous savez l’un de nos malheurs, c’est que nous travaillons avec la mémoire d’autrui, et nous refusons de reconnaître qu’il y a chez nous un héritage important. Le CELTHO doit aussi éditer la Charte du Mandé. Cette charte pourrait servir de base à l’élaboration de nos Constitutions, mais nous nous précipi-tons pour aller prendre la Constitution française ou américaine qui sont les fruits d’expériences historiques particulières adaptées à ces pays mais pas à nous. Nous avons nos propres hérita-ges. Ce petit livre et la Charte du Mandé devraient être connus et enseignés dans toutes nos Facultés. Il en est de même lorsque vous prenez nos contes, nos dictons, nos maximes, il y a une sagesse énorme qui doit être rassemblée, consignée et enseignée. En dehors de ce petit livre, il y a la Fatwa d’Al Maghili à Askia Mohamed, qui est traduite en français, qui peut être étudiée. Vous n’avez pas besoin de beaucoup de choses nouvelles si vous appuyez la gestion de l’Etat sur ça. On peut s’inspirer des expériences des autres, mais il faut partir de sa propre expérience, c’est la seule qui soit valable. Car celui qui a écrit l’a fait ici sur le terrain, il a en-seigné à Teguida, il a vécu à Katsina, Kano avant d’écrire sa Fatwa à Askia Mohamed. Il con-naît les réalités de toutes ces régions. Malheureusement, nos dirigeants ne connaissent même pas l’histoire de notre pays. On a l’impression que cela ne leur dit rien, et qu’ils sont fiers de ça.Voyez aujourd’hui le prési-dent français, Nicolas Sarkozy, dont pourtant le père est un hongrois, et la mère grecque. Quand il parle, il fait des réfé-rences à l’histoire de la France, son héritage, son passé, donc il a intégré l’histoire de France, lui-même s’y est fondu. Or nos dirigeants, qui sont nés au Niger, ne se fondent même pas dans l’histoire de leur pays.


Y a t-il un cas concret ?


Il faut voir la situation que nous vivons aujourd’hui dans le Nord de notre pays. L’un des aspects les plus frustrants, il n’y a aucune référence à ce que nous avons de commun dans le pays pour renforcer les liens. Les dirigeants ne le savent pas, et pensent que c’est à travers des combinaisons qu’on peut faire la paix. Or la paix, c’est aussi l’hé-ritage commun, entre les ré-gions d’Agadez, de Zinder, de Tahoua, le Gobir, le Katsina, les pays Zarma-Songhay. Personne ne doit pouvoir disloquer cet héritage. La chance que nous avons au Niger, bien même avant la colonisation, c’est qu’avant d’être un ensemble politique unique, nous étions un ensemble culturel et économi-que cohérent. La colonisation n’a fait que disloquer ce bien que nous avions. Sinon, le sel de Bilma produit par des Kanouris, transporté par des Touaregs et répandu par des Haoussas, irriguait l’ensemble du pays. Il y avait une communauté d’inté-rêts qui est disloquée. Mais, en fait, ce qui est important ce n’est pas les liens politiques car avant ces liens, nous avions réussi à créer une communauté de civilisation. Donc, ce n’est pas la peine de s’accrocher comme des Jacobins à la forme. Il est certain qu’aujourd’hui, nous sommes entourés d’une réalité qui nous dépasse, c’est l’existence des Etats. Mais cela n’empêche pas des liens aussi forts. Regardez la Suisse ou francophones, germanophones, italia-nophones…forment un Etat cohérent, des liens solides avec des administrations différentes ; l’administration fédérale n’intervient que dans certains aspects cruciaux. Pourquoi en lieu et place de notre décentralisation frileuse, on ne donne pas le maximum d’autonomie à toutes les régions, pour que les gens sentent moins la présence de l’Etat central ?Nous sommes accrochés au jacobinisme des Français, ou la centralisation à outrance, alors qu’eux mêmes veulent s’en dé-barrasser. Cet héritage français est mauvais.Je l’ai également dit à propos de la répartition des richesses. Celui qui est à Gougaram ou à Imouraren, qui voit sous son nez les richesses minières d’Arlit, ne peut pas être aussi patient que quelqu’un qui est dans le Zarmaganda ou le Manga et qui tout autour de lui ne voit que la pauvreté. Celui qui est à côté des richesses et qu’il n’en profite pas, est plus impatient et prompt à se révol-ter. C’est comme lorsqu’on sort des statistiques pour dire que la région d’Agadez a reçu telle infrastructure ou telle autre. C’est vrai que dans l’absolu, il y a des régions qui sont moins nanties que la région d’Agadez. Il faut compter qu’à côté il y a des richesses. Il y a déjà 20 ans, j’ai vu des choses qui m’ont révolté où la richesse côtoie la misère. Ce n’est pas normal qu’entre Arlit et Iférouane, on souffre autant, alors qu’il y a des richesses à côté.Je pense que l’héritage historique et culturel de notre pays devrait servir encore davantage de base à la réflexion. Si on s’appuie sur cet héritage, on commettra moins d’erreurs.


PROFESSEUR DJIBO HAMANI, HISTORIEN, ENSEIGNANT-CHERCHEUR À L’UNIVERSITÉ ABDOU MOUMOUNI DE NIAMEY


Interview réalisée par Oumarou Keïta

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